Bruno et Alice - Une histoire d'amour en douze épisodes sur les aînés et la sécurité

Bruno et Alice — Une histoire d'amour en douze épisodes sur les aînés et la sécurité
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Préface

Les blessures sont responsables des malaises, de l'hospitalisation, de l'invalidité, du placement en établissement et même de la mort d'un grand nombre d'aînés canadiens. La plupart de ces blessures sont évitables et leur prévention doit engager les professionnels de la santé, les gouvernements et les collectivités.

Cette série de douze épisodes raconte l'histoire attendrissante de deux aînés qui, à cause d'un manque de prévention, se retrouvent dans des situations cocasses qui les feront presque manquer leur rendez-vous avec l'amour. Chaque histoire illustre certaines des mesures personnelles de prévention que peuvent adopter les aînés pour rendre leur milieu plus sûr et éviter les blessures.

Les textes et illustrations ont été produits dans le but de sensibiliser le public aux mesures de prévention des blessures chez les aînés. Cette série peut être reproduite intégralement ou en série (à condition de citer la source) par tout organisme ou toute publication qui souhaite ainsi contribuer à la prévention des blessures chez les aînés.

Table des matières

Premier épisode : Rien ne sert de courir...

Rien ne sert de courir, il faut partir à point, dit le proverbe. J'ai toujours pensé qu'il disait vrai, et que seuls les écervelés et les gens sans expérience ne l'appliquaient pas. Enfin, c'est ce que j'ai cru jusqu'à ce qu'un incident me rappelle, l'été dernier, la sagesse du dicton à tout âge.

Depuis le décès de ma femme, il y a huit ans, j'ai pris l'habitude d'aller lire dans le jardin des statues d'une galerie d'art près de chez moi. Je m'asseois toujours sur le même banc, en bordure du sentier, et je lis mon journal en paix. En juillet dernier, une femme a, elle aussi, pris l'habitude de venir lire sur ce banc.

Au fil des jours, et bien que nous ne nous parlions pas, j'ai commencé à avoir l'impression qu'elle venait là pour me voir. Je me suis mis à penser à elle différemment... Je me suis rendu compte que je m'arrangeais pour être au parc exactement à la même heure chaque jour. De juillet à la fin août, je n'ai pas manqué un seul « rendez-vous ». Elle non plus. À force de penser à elle presque continuellement, je me suis dit que je devrais l'inviter à sortir.

Bien du temps s'était écoulé depuis la dernière fois où j'avais fait ce genre d'invitation — environ une cinquantaine d'années — et j'ai eu un peu de difficulté à trouver mon courage. Près de chez moi, il y a un endroit où, une fois par mois, on peut danser au son d'un orchestre. J'ai été assez bon danseur déjà et j'ai décidé d'inviter la dame à venir danser le samedi suivant.

Mais je n'arrivais pas à lui demander. Nous étions déjà vendredi et je n'avais toujours pas trouvé une façon satisfaisante d'entamer la conversation. J'étais dans tous mes états et pour me changer les idées, j'ai décidé de tondre le gazon, de nettoyer la cuisine et de balayer le garage. J'ai tellement bien réussi à me distraire que quand j'ai finalement levé l'oeil vers l'horloge, j'avais déjà une heure de retard! Pourvu qu'elle ne soit pas partie! Je suis sorti de la maison comme une flèche, oubliant mon portefeuille, mes verres fumés, mon appareil auditif et mon journal sur la table du hall d'entrée. J'ai fait presque tout le trajet au pas de course, priant pour qu'elle soit encore dans le jardin à mon arrivée.

Je suis généralement en assez bonne forme physique mais il y avait belle lurette que je n'avais pas fourni un tel effort. Sans compter que le soleil plombait et qu'il faisait une chaleur écrasante. J'étais épuisé en arrivant au jardin. En fait, j'étais réellement mal en point. Heureusement (ou plutôt, malheureusement), ma compagne de lecture n'était pas encore partie. Je me suis écrasé sur notre banc à bout de souffle. Je n'avais pas encore découvert la règle d'or de la vieillesse : demeurer actif, certes, mais le faire de façon mesurée. J'étais complètement épuisé.

La dame s'est penchée vers moi, sans doute pour me demander si j'allais bien, mais je n'ai rien entendu : mon appareil auditif était à la maison, avec mes lunettes de soleil et mon argent! J'ai marmonné que ça allait et, pour éviter qu'elle ne découvre que je n'entendais pas, j'ai été plutôt brusque, comme si je voulais qu'elle me laisse seul.

Et c'est seul, en effet, que j'ai passé la soirée du samedi suivant. Le rendez-vous romantique dont je rêvais était remis à une autre fois.

Deuxième épisode : Vous prendrez bien un petit verre?

Un bon conseil : si un homme vous intéresse et que vous souhaitez qu'il s'intéresse aussi à vous, évitez d'empoisonner sa descendance.

C'est ce que j'ai appris l'été dernier, quand un homme du voisinage est passé près de chez moi en compagnie de ses deux arrière-petits-enfants. L'homme ne m'était pas inconnu : nous partagions souvent le même banc, dans le jardin des statues, mais nous ne nous étions jamais vraiment parlé. En fait, la dernière fois que je l'avais vu, je lui avais demandé s'il allait bien et il m'avait répondu assez brusquement.

Mais aujourd'hui il était là, en face de mon appartement du rez-de-chaussée, avec deux magnifiques bambins, et j'ai décidé d'essayer à nouveau de lui montrer qu'il m'intéressait. Je lui ai fait signe de la main et lui ai demandé si les enfants voulaient un bon verre de jus. Il s'est approché en se présentant enfin. Il s'appelait Bruno.

J'ai servi du jus aux petits et les ai installés à la table de la cuisine. Les laissant déguster leur jus, Bruno s'est aventuré dans le salon et a été impressionné d'y trouver un mur complet tapissé de livres. Bruno et moi nous sommes découvert plusieurs intérêts communs et, au bout de quelques minutes, étions plongés dans une discussion sur la littérature, l'art et la musique, sortant livre après livre des rayons de ma bibliothèque. Soudainement, Bruno a pris conscience du silence suspect qui flottait dans la cuisine et s'y est précipité pour voir si tout allait bien. Je l'ai suivi et suis arrivée juste au moment où le plus jeune, ayant ouvert l'armoire sous l'évier, portait la bouteille de nettoyant à sa bouche.

Quel cauchemar! Le petit était sauf, mais il aurait pu se faire grand mal, et je me sentais terriblement coupable. J'ai bégayé une excuse piteuse où il était question de vieillesse et du besoin de garder tous les produits de nettoyage à portée de main. Il ne m'était jamais venu à l'idée, à 80 ans, d'aménager mon appartement afin qu'il soit sans danger pour les enfants!

Rien de grave ne s'était produit mais l'incident était tout de même gênant. Quand Bruno est parti avec les enfants, j'étais certaine de ne jamais le revoir.

Troisième épisode : Quand on tombe en amour...

Vers la fin de l'été dernier, j'ai rencontré un homme nommé Bruno. J'aimais bien la façon dont il s'occupait de ses arrière-petits-enfants et je me suis mise à penser qu'on pourrait se fréquenter.

Mais vous connaissez les hommes! J'ai eu beau essayer de me faire remarquer, Bruno ne comprenait pas que je m'intéressais à lui. J'ai donc décidé de faire les premiers pas. Je ne demeure pas trop loin de chez lui, dans un immeuble pour aînés, et nos parties de cartes du vendredi soir sont de vraies parties de plaisir! Une bonne semaine, je l'ai invité à se joindre à nous et il a accepté.

Je me suis préparée pour ma soirée en prenant un bon bain. J'ai toujours aimé passer des heures à lire dans de l'eau chaude et parfumée — en tout cas, depuis que je sais lire! Quand est venu le temps de sortir du bain, je me suis levée et me suis étirée pour prendre ma serviette de l'autre côté de la baignoire. Je n'y suis pas tout à fait arrivée.

Mes pieds ont glissé et je suis tombée de tout mon poids sur le bord de la baignoire, me heurtant la hanche, et m'écrasant ensuite sur le plancher. J'avais extrêmement mal et je n'ai pu bouger pendant de longs moments. J'avais peur de m'être fracturé quelque chose. Je me demandais aussi qui allait me trouver nue sur le plancher, le mois prochain, quand on s'apercevrait que je suis en retard pour payer mon loyer!

J'ai essayé d'atteindre le téléphone sans fil que j'apporte toujours avec moi dans la salle de bains (pas seulement par mesure de sécurité... je déteste manquer un appel). Je l'ai finalement agrippé et j'ai téléphoné à madame Lun, ma voisine. Elle a la clé de mon appartement et moi celle du sien, au cas où... Elle est venue à mon aide immédiatement. Puis elle a apporté un tapis de caoutchouc pour mettre dans ma baignoire et m'a donné le nom d'un ouvrier qui pourrait venir m'installer une barre d'appui.

Finalement, je n'avais rien de cassé. Des bleus, sans plus. Mais, croyez-moi, je n'étais pas en état de jouer aux cartes, ni d'avoir un premier rendez-vous romantique! J'en étais même à me demander si j'arriverais un jour à parler à cet homme...

Quatrième épisode : Le château de Dracula

Entre Alice et moi, les choses n'allaient pas tellement rondement. Je l'avais rencontrée l'été dernier et j'étais fou d'elle, mais à chaque fois qu'on faisait des plans pour se voir, quelque chose tournait mal. On aurait dit que le mauvais sort s'acharnait sur nous.

Notre premier rendez-vous, qui avait eu lieu chez elle la semaine précédente, n'avait pas été particulièrement romantique. Malgré tous mes efforts, nous avions passé la soirée à discuter de barres d'appui et de prothèses de la hanche. Cet après-midi-là, elle avait fait une mauvaise chute et, même si je m'étais juré de ne jamais discuter de problèmes de santé en vieillissant, nous n'avons parlé que de ça, en passant du danger des surfaces glissantes aux opérations de la prostate!

Mais ce soir, les choses allaient se passer différemment. J'avais invité Alice à venir souper chez moi et la soirée allait être inoubliable, foi de Bruno. Quand elle est arrivée, du jazz langoureux s'envolait du tourne-disque (oui, oui, tourne-disque), les lumières étaient tamisées et des chandelles étaient allumées. Je trouvais ma mise en scène très réussie. Alice, elle, a jeté un coup d'oeil à l'endroit et s'est esclaffée : « Je suis bien chez le comte Dracula? » Sa remarque m'a quelque peu blessé, je l'avoue. J'aime l'éclairage aux chandelles, mais je ne suis pas un vampire, tout de même! Je n'avais pas encore découvert qu'Alice dit sans malice tout ce qui lui passe par la tête. Personnellement, je trouve qu'un éclairage tamisé apporte une touche de romantisme. Et puis, de toute façon, j'ai l'habitude de garder la plupart des lumières éteintes; je trouve ça plus économique.

J'ai emmené Alice au salon et lui ai offert à boire. Elle a choisi de prendre du vin, alors je me suis levé du sofa et me suis dirigé vers la cuisine où, dans la pénombre, je me suis aussitôt frappé la tête sur le coin d'une armoire.

J'ai dû crier (et sûrement lancer quelques jurons!) parce qu'Alice s'est retrouvée à mes côtés dans le temps de le dire. Elle a allumé les lumières, m'a aidé à me relever et m'a guidé doucement vers un endroit plus confortable que le plancher de la cuisine.

Heureusement, la soirée n'a pas été un désastre total : Alice s'est assise tout près de moi sur le divan et, tout en soignant la « prune » qui me poussait sur le front, m'a servi un petit sermon sur l'importance d'allumer les lumières avant d'entrer dans une pièce. J'étais bien content de voir que nous commencions à nous rapprocher, mais j'ignorais à quel point les choses allaient s'enflammer lors de notre prochaine rencontre!

Cinquième épisode : Tout feu tout flamme

Soyons francs : quel que soit notre âge, les fréquentations amoureuses exigent du courage. Même si vous avez 70 ou 80 ans et que vous n'avez plus à craindre que l'acné vienne redessiner votre visage le jour du rendez-vous, de nombreux autres éléments peuvent gâcher une belle soirée romantique.

Un soir de septembre dernier, Alice, la femme dont j'étais en train de tomber amoureux, m'a invité à souper chez elle. Nous n'en étions qu'à notre troisième rendez-vous mais j'avais bon espoir que la soirée soit placée sous le signe de Cupidon ou de Vénus, si vous voyez ce que je veux dire.

Ce soir-là, Alice portait une grande robe en coton, genre caftan, avec de belles manches larges. Elle était superbe! Je lui ai remis le petit cadeau que j'avais apporté pour elle. Voyez-vous, dans mes temps libres, je sculpte le bronze et l'argile. J'avais choisi pour Alice une tête de femme, très typée, qui a semblé lui plaire énormément. Elle m'a invité à la suivre jusqu'à la cuisine d'où s'échappaient les arômes alléchants du souper. Alice a placé ma sculpture sur l'étagère juste derrière la cuisinière, poussant les fleurs qui s'y trouvaient déjà. « Voilà, m'a-t-elle dit, je pourrai l'admirer chaque fois que je ferai la cuisine! »

Elle s'est ensuite penchée pour ajuster à nouveau la sculpture et est demeurée quelques instants au-dessus de la cuisinière. Une des manches de sa robe a touché un élément et nous avons rapidement découvert qu'on ne pouvait vraiment pas qualifier le coton de tissu ignifuge. Sa manche s'est enflammée d'un coup.

Sans y penser, j'ai immédiatement poussé Alice vers l'évier, et l'ai copieusement aspergée à l'aide de l'arroseur. En fait, je l'ai presque noyée. Mais au lieu de m'être éternellement reconnaissante, comme je l'aurais été à sa place (si, comme elle, j'avais eu l'imprudence de porter un vêtement ample alors que je me servais de la cuisinière), elle était furieuse!

Depuis ce soir-là, j'ai appris que lorsque les vêtements prennent feu il faut se jeter et se rouler par terre. J'en ai fait part à Alice mais elle accueille mes conseils plutôt drôlement. À plusieurs reprises, elle m'a demandé si j'avais donné mon nom comme pompier volontaire et, parfois, quand elle est vraiment d'humeur sarcastique, elle m'appelle « Flamèche ». Elle est folle de moi, c'est évident!

Sixième épisode : Un...deux...cha-cha-cha

Si l'on veut vieillir avec sagesse, il nous faut reconnaître certaines notions immuables. Comme le fait que, pour être en forme, on doit y mettre du sien. C'est ce que j'ai appris un soir, au beau milieu d'un plancher de danse.

Bruno, mon « prétendant », s'imagine être un excellent danseur. Pendant de nombreuses années (comme il me l'a maintes fois raconté), il signait ses lettres « le roi de la samba ». Le fait d'avoir 75 ans ne semble pas avoir diminué son entrain et, au cours de l'hiver dernier, il m'a invitée à sortir. Il y a une salle, pas loin de chez nous, où viennent jouer des orchestres (je ne pensais pas qu'il en existait encore) et, le jour où les billets ont été mis en vente, Bruno était dans la file pour nous en acheter.

Bon. Je n'ai jamais gagné de prix ni quoi que ce soit du genre mais, dans mon jeune temps, je dansais un tango assez fougueux, merci, et ma maîtrise du cha-cha me valait d'être particulièrement en demande. Nous sommes donc partis danser, Bruno et moi. Comme le dit la chanson, « J'aurais voulu danser... » Sauf qu'au troisième morceau, je n'en pouvais plus. Je crois que je m'étais quelque peu laissée aller, côté forme physique... En réalité, je ne faisais jamais d'exercice. J'étais horriblement gênée. Bruno avait payé une fortune pour nos billets et s'était même préparé pour la soirée en sortant son costume « latino » de la naphtaline (en fait, il avait l'air plutôt ridicule). Mais, rien à faire, je n'arrivais pas à le suivre.

Après le premier cha-cha, je tenais à peine sur mes jambes mais je me suis forcée à retourner danser. Au bout d'une minute, j'ai senti l'étourdissement me gagner. J'ai eu de la difficulté à quitter la piste de danse et j'ai dû m'appuyer sur une table afin d'éviter de m'effondrer sur le sol. J'étais remise au bout de quelques instants mais totalement estomaquée de constater que j'aurais pu me blesser, uniquement parce que je n'étais pas en bonne condition physique!

J'étais humiliée. Bruno, lui, avait pris soin de rester en forme en faisant de l'exercice, de longues promenades, en coupant le gazon, etc.

J'avais 80 ans et je ne pouvais pas danser mais ça n'avait rien à voir avec l'âge. Je n'étais pas en forme, voilà tout.

Depuis, j'ai changé mes habitudes. Je marche pour me rendre à la bibliothèque publique au lieu de prendre ma voiture. Si je n'ai qu'un étage à monter, je prends les escaliers. Et je songe à m'inscrire à un cours de yoga. J'ai l'intention d'être prête la prochaine fois que l'orchestre attaquera un cha-cha. Bruno n'a qu'à bien se tenir!

Septième épisode : On se sent bien... non?

Je crois que c'était au mois de février. Il faisait un froid de loup. Alice, la femme que je fréquentais depuis quelques mois, passait la soirée chez moi. J'ai préparé la cafetière, je l'ai branchée et je suis allé rejoindre Alice dans la salle de séjour. Nous venions de voir un film (le genre qu'elle adore, un film européen très déprimant) et discutions à savoir si le cinéma tenait plus de l'art ou de l'industrie. Dehors, le vent s'était mis à souffler férocement.

Quand est venu le temps de partir, Alice a jeté un coup d'oeil dehors et a fait la grimace. Elle craignait de sortir, avait peur de glisser, de tomber. Elle m'a demandé si elle pouvait passer la nuit chez moi... spécifiant qu'elle dormirait sur le sofa, évidemment.

Pourquoi pas, après tout? J'ai plusieurs chambres libres.

Personne ne l'attendait chez elle. Il allait de soi qu'elle pouvait rester. Sauf que la soirée prenait soudainement une toute autre allure! Je me sentais comme un adolescent. Je ne savais pas jusqu'à quel point la décision d'Alice dépendait réellement de la mauvaise température. Je l'aimais comme un fou et j'étais convaincu que, quel que soit le dénouement de la soirée, nous ne le regretterions pas. Comme je me trompais!

J'étais en train de montrer à Alice la chambre où elle dormirait lorsque l'alarme a retenti — une sonnerie stridente qui nous glaça le sang. J'ai pensé à une alerte de raid aérien mais Alice, elle, avait compris ce qui se passait. Elle a crié : « C'est le détecteur de fumée! »

Chez moi, le détecteur de fumée est relié à un système de sécurité central et les pompiers sont arrivés presque tout de suite. Ils ont vite trouvé la source du problème. Ma cafetière! Je l'avais branchée mais j'avais oublié d'y placer le pot à café. Le café avait coulé sur l'élément chauffant, y avait cuit, bouilli, brûlé et avait finalement produit assez de fumée pour déclencher le détecteur. Il n'y avait pas de feu, mais quelle fumée!

Là, dans la cuisine, Alice et moi pouvions évidemment sentir l'odeur âcre du café brûlé. Nous étions tous les deux surpris, par contre, de constater que nous ne l'avions pas senti plus tôt. Il nous a bien fallu admettre qu'on ne peut se fier uniquement à nos sens pour garantir notre sécurité.

Huitième épisode : Saut périlleux arrière sur gazon mouillé

Mon ami Bruno est sculpteur. En mars dernier, quand la météo a annoncé trois jours de temps doux et ensoleillé, Bruno a décidé de faire une petite fête, histoire de montrer à sa famille et à ses amis les oeuvres sur lesquelles il avait travaillé au cours de l'hiver. Il organise ce genre de fête une ou deux fois l'an. Ça lui donne l'occasion de vendre quelques oeuvres, de faire un peu d'argent et de voir tous ses amis.

Le jour de la fête, la maison de Bruno était pleine à craquer. Tous les gens le complimentaient sur ses oeuvres, et le temps doux ajoutait à la beauté de la rencontre.

À un moment donné, quelqu'un a suggéré qu'on sorte sur la terrasse arrière profiter de la belle température. L'hiver avait été long et nous étions tous heureux de sentir la caresse du soleil.

La fille de Bruno se trouvait là parmi nous. Elle a jeté un seul coup d'oeil à la terrasse avant de dire à son père : « Ta terrasse tombe en ruines, papa. »

Il faut vous dire que Bruno s'imagine être un excellent homme à tout faire. Il a balayé la remarque de sa fille d'un : « Voyons, c'est fait de poutres de deux par dix à tous les pieds. C'est solide comme du roc. »

Il ne faut jamais tenter le destin. Bruno n'avait pas aussitôt terminé sa phrase que la balustrade a cédé sous le poids du couple qui s'y était appuyé. Après un court vol plané vers l'arrière, le couple a atterri sur un lit de gazon froid et détrempé. Heureusement, ils ne se sont pas blessés. Mais vous auriez dû les entendre se plaindre des habits souillés! La fille de Bruno a reçu aussitôt la permission de dénicher un menuisier pour faire les réparations nécessaires. L'incident était clos.

La fête terminée, Bruno et moi sommes retournés sur la terrasse mesurer l'étendue des dégâts. Les yeux rivés sur les silhouettes du couple clairement découpées dans le gazon, Bruno a gardé le silence pendant de longues minutes. Puis il s'est tourné vers moi et a dit : « Ç'aurait pu être nous. »

Neuvième épisode : Changer à peu de frais

C'est Oscar Wilde qui a écrit quelque chose comme « La jeunesse, c'est trop beau pour les jeunes. » Je crois qu'il avait entièrement raison. À 75 ans, je profitais de la vie comme jamais auparavant! Alice et moi nous rapprochions l'un de l'autre, et le sentiment de solitude qui m'affligeait depuis la mort de ma femme commençait à s'estomper.

Alice passait maintenant beaucoup plus de temps chez moi. J'en étais très content, sauf qu'elle commençait également à remarquer les choses qu'elle voulait changer dans la maison. Alice n'est pas une femme autoritaire ou exigeante mais elle est franche et n'a pas la langue dans sa poche.

Elle avait récemment suivi un atelier sur les mesures à prendre pour rendre une maison plus sécuritaire pour les aînés et je devenais son cobaye.

Au début, l'idée de changer des choses à ma maison ne me souriait guère. Peut-être que j'étais plus ancré dans mes habitudes que je ne le croyais. Je craignais peut-être aussi de manquer de respect à ma femme décédée en changeant des choses.

Toujours est-il que je me suis opposé aux changements. Alice a tenu bon et, un jour, m'a mis sous le nez une liste de ce qu'elle proposait : installer un téléphone dans la chambre à coucher, améliorer l'éclairage de l'escalier, poser des rampes solides le long de l'escalier menant au sous-sol et des barres d'appui sur les murs de la salle de bains.

Malgré mon inaction au début, Alice ne s'est pas découragée. Au fond, les changements qu'elle voulait faire rendraient la maison plus sûre : un téléphone dans la chambre à coucher serait pratique au cas où il y aurait une urgence, un éclairage adéquat dans l'escalier nous éviterait de faire une chute, etc. Alice avait le courage d'admettre ce que je me refusais à voir : que nous vieillissions, et qu'il fallait faire les changements utiles.

Finalement, les modifications étaient simples et ne m'ont presque rien coûté. Quelques dollars ici et là, tout au plus. Sans compter que je me sentais maintenant plus à l'aise et plus en sécurité dans ma propre maison!

J'ai même pris l'initiative de faire d'autres améliorations. Entre autres, j'ai installé un meilleur éclairage dans le studio où je sculpte. Maintenant, je peux voir très clairement les erreurs que je fais! Une amélioration de plus…

Dixième épisode : Le tapis volant

Je ne me suis jamais considérée comme étant une personne exigeante ou autoritaire, et je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi mes collègues de travail, il y a de cela bien longtemps, m'avaient surnommée « le bélier de velours». Je suis une femme diplomate qui n'a pas peur de dire ce qu'elle pense, voilà tout.

Le fait de passer plus de temps avec Bruno m'a d'ailleurs donné l'occasion de m'exprimer clairement à plusieurs reprises. Bruno est un homme drôle, sensible et créatif mais, franchement, quand je l'ai rencontré, il avait tendance à laisser aller les choses, sans compter qu'il était également distrait.

Quant à moi, j'aime vivre dans un environnement confortable. Le fait d'être si souvent chez Bruno m'a justement fait réfléchir à ce que le confort signifie concrètement pour moi...

J'ai convaincu Bruno d'améliorer la qualité de l'éclairage et de réparer les escaliers. Il a même fait réparer la terrasse arrière. Du coup, la maison s'est embellie et offre maintenant plus de sécurité. Mais il y a un changement que je n'ai jamais pensé faire; cela nous aurait pourtant épargné bien des émotions.

Par un soir de juin, Bruno et moi étions sur la terrasse arrière en train de regarder les étoiles (la retraite comporte ses avantages...). La sonnerie de la porte d'entrée a retenti et Bruno s'est levé d'un bond pour aller répondre. Il est très agile pour ses 75 ans et personne ne pourrait l'accuser de ralentir en vieillissant, croyez-moi!

Quelques secondes après son départ j'ai entendu un fracas épouvantable et un cri à faire frémir. J'ai couru voir ce qui s'était passé et là, devant la porte d'entrée, j'ai vu mon Bruno étalé de tout son long parmi les parapluies et les éclats de céramique du porte-parapluies. Sa fille essayait d'entrer dans la maison pour lui venir en aide mais Bruno bloquait complètement la porte.

Près de lui se trouvait l'objet responsable de sa chute : un petit tapis oriental qui devait orner le hall depuis des décennies. Il avait maintenant l'épaisseur d'une feuille et le moindre mouvement d'air l'envoyait valser à l'autre bout du plancher. Bruno n'avait certainement pas dû y poser le pied à plat.

Je me sentais terriblement coupable. Nous aurions pu prévoir l'incident; les carpettes et les tapis causent plusieurs chutes à la maison, c'est bien connu. Puisque Bruno ne voulait pas se débarrasser de ce tapis, j'ai décidé de le doubler de caoutchouc anti-dérapant afin de prévenir les glissades. Si nous y avions pensé avant, Bruno n'aurait pas eu à faire ce numéro de haute voltige sur un tapis volant. Mais il ne le refera pas de sitôt : une nuit dans la salle d'urgence de l'hôpital suffit amplement pour ramener quelqu'un les deux pieds sur terre.

Onzième épisode : À genoux

Les photos permettent de se souvenir des beaux moments de la vie. Mais il est des endroits et des moments où elles ne conviennent pas du tout.

Quand j'ai commencé à fréquenter Bruno, il y avait des photos de sa première femme dans toutes les pièces de la maison. Je suis certaine que c'était une femme formidable, mais ma relation avec Bruno commençait à prendre une tournure romantique et j'aurais bien aimé pouvoir promener mon regard autour de moi sans croiser le sien partout. Bref, je ne me sentais pas à l'aise. J'en ai parlé ouvertement à Bruno et il a accepté de ranger les photos. Du moins, c'est ce que je croyais.

Deux jours plus tard, je l'ai aperçu par la fenêtre de son studio dans la cour arrière : il clouait fiévreusement des crochets à photo sur les murs. Ça m'a fait drôle... Je respecte la vie privée des gens, mais je n'ai pu m'empêcher de penser que mon prétendant était en train d'élever une sorte d'autel à la mémoire de sa première épouse.

Deux jours ont passé. Nous étions maintenant à la veille de mon 81e anniversaire. Quand je suis arrivée chez Bruno, je ne l'ai trouvé nulle part. Pourtant, au fond de la cour, la porte de son studio battait au vent. J'ai traversé la cour pour aller la fermer, car la collection d'outils que Bruno y garde a une grande valeur. J'avais monté les trois marches qui mènent au studio et j'allais fermer la porte lorsque j'ai entendu Bruno m'appeler de la maison.

Me sentant coupable malgré mon innocence, j'ai rapidement fermé la porte et me suis tournée pour descendre les marches au plus vite. À mon âge, je sais comment descendre des marches de façon sûre : la main sur la rampe... descendre de côté... une marche à la fois. Cette fois-ci, cependant, le temps n'était pas à la prudence. Je me suis précipitée dans l'escalier et, sans appui pour aider ma descente, me suis retrouvée à genoux dans le gazon. C'est dans cette position que Bruno m'a surprise.

Il a couru vers moi, m'a entourée de ses bras et m'a demandé si tout allait bien. Tremblante, je lui ai répondu : « Tout va bien. Tout va pour le mieux. » Et c'était vrai.

J'avais eu le temps d'apercevoir à l'intérieur du studio de Bruno une sculpture en argile d'un couple d'aînés lisant sur un banc.

J'avais découvert son secret. Nul doute qu'il s'agissait là de mon cadeau d'anniversaire. Il faudrait feindre la surprise lorsqu'il me l'offrirait!

Douzième épisode : Le banc des accusés

Ce n'est qu'à partir du moment où elle s'est mise à passer le plus clair de son temps chez moi que j'ai remarqué à quel point Alice était curieuse. Nous nous étions entendus sur un certain nombre de choses à changer dans la maison, Alice et moi, comme le fait de ranger les photos de ma première épouse. Alice les trouvait quelque peu intimidantes. Moi, j'étais bien d'accord pour les enlever.

Alice avait une influence bénéfique sur ma vie. Grâce à elle, j'acceptais plus facilement de changer. C'est aussi grâce à elle que j'avais accepté de faire face, honnêtement, au fait que je vieillissais. Je n'étais plus le jeune homme fringant que j'avais été et je devais modifier ma façon de vivre en conséquence.

Le jour où j'ai rangé les photos dans le sous-sol, j'ai aussi décidé de réorganiser mon studio. J'ai cloué vingt ou trente crochets à photo sur les murs et j'y ai suspendu tous mes outils. Je pouvais maintenant y avoir accès aisément.

Je ne voulais pas qu'Alice vienne fureter près de mon studio, pour la bonne raison que j'y travaillais depuis plusieurs semaines à son cadeau d'anniversaire. Je voulais que la sculpture de bronze, la plus belle que j'aie réalisée jusqu'ici, soit une surprise. Elle a dû deviner que je préparais quelque chose pour elle et n'a pas été capable d'endurer l'attente jusqu'à son anniversaire parce qu'un jour, en revenant de la fonderie, je l'ai surprise devant la porte de mon studio. Je ne sais pas si elle a vu la maquette de ma sculpture mais, puisque celle-ci se trouvait en plein milieu du studio, je doute qu'Alice l'ait manquée.

À malin, malin et demi. Je n'ai pas dit à Alice que je l'avais surprise et je n'ai jamais parlé de cadeau d'anniversaire, pas même lorsque les hommes de la fonderie sont venus me livrer ma commande tôt le lendemain matin. Au déjeuner, j'ai annoncé à Alice que j'avais quelque chose de spécial à lui offrir. Son visage s'est aussitôt illuminé. Quand je lui ai remis un paquet enveloppé de joli papier, elle a fait un beau sourire... qui s'est vite estompé lorsqu'elle a su ce qu'il contenait : je lui offrais un ensemble d'ustensiles pour servir les pâtes. Voyez-vous, Alice n'aime pas les pâtes. Elle est originaire de l'Île-du-Prince-Édouard et refuse catégoriquement d'être déloyale envers les pommes de terre. Ma douce était furieuse!

Faisant comme si elle m'avait blessé, j'ai tourné les talons et suis sorti sur la terrasse arrière. Après quelques instants, Alice est venue me rejoindre. Je ne saurai jamais si elle avait l'intention de s'excuser ou de me réprimander parce qu'en mettant le pied dehors, elle a aperçu une statue de bronze d'environ un mètre de hauteur, nous représentant tous deux lisant sur un banc, comme au jour de notre première rencontre.

Ce fut un anniversaire mémorable. Et nous en savourons le souvenir à chaque fois que nous croisons le charmant couple assis sur le banc dans notre cour arrière!

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